Le Turc de la station à essence Getty de Berkeley Heights dans le New Jersey

Au bas de ma rue.
Une histoire d'immigrant, encore.
Toujours.
Banal, extraordinaire.
Une histoire comme tant d'autres, interchangeable, pourtant unique.
Une histoire de destinée, inexorable inoxydable broyant. Une petite brise dans la tourmente des grands mouvements des siècles, cette vie humaine-là, cet homme-là, lui.
Le Turc de la station essence Getty à Berkeley Heights, New Jersey.

Il est apparu un jour ou un autre cette fin d'été, avec les nouveaux propriétaires - qui sont-ils, comment en sont-ils venus à trouver et employer cet homme-là, lui entre tous, ce Turc-là, cet être humain venu du bout du monde se perdre au bout d'un autre monde, pays gigantesque sur- et sous-peuplé comme son pays d'origine ?
D'où vient-il ?
Où ira-t-il après ?
Quelle est son histoire dans le vent des mondes ?
Quel sera son destin petit ou grand ? Immense à son échelle, infime aux yeux des autres.
Quel a été son chemin ? Nul ne le saura ou si peu de gens, quelle importance, toutes les importances...
Qui a présidé à sa destinée, au croisement de nos histoires le temps bref d'un échange de quelques mots en faisant le plein de ma voiture ce soir-là de Septembre, précisément ?
Qu'est-ce qui a concouru à cette rencontre inopinée inattendue inimaginable ? Banale, incroyable, unique, toutes les histoires se ressemblent, tous les êtres humains, la magie est dans le regard qu'on porte, notre compassion, ma compassion.

Il baragouine un anglais taché de fort accent étranger, le parle mieux qu'il ne le comprend - il n'a pas besoin de comprendre beaucoup pour faire ce travail. Je lui demande le plein, il comprend deux gallons, s'en étonne, nous rions. Comme si ma voiture pouvait s'en contenter... Je ne porte pas d'alliance, il m'entreprend dans cet anglais poussif qu'il a dû apprendre sur le tas très vite - adaptation brute de survie pour exercer un métier dans cette ville loin de toute communauté turque voire même orientale. Seul son langage est poussif, il sait ce qu'il veut et fait tout ce qui est en son pouvoir ténu et ses moyens minimes pour l'obtenir, le langage se pliera à sa volonté, il fera passer son message coûte que coûte.
"Tu n'es pas mariée ?"
"Tu es célibataire ?"
"Tu es célibataire". Affirmation finale.
Sourire satisfait.

Il ne comprend pas mon accent comme je peine à comprendre le sien. Il comprend ou suppose par défaut naïveté ou inexpugnable évidence que je suis une immigrée comme lui.
"D'où viens-tu ? Avant ici ?" "France". Il ne comprend pas le mot. Je tente l'explication universelle intemporelle, "Paris" - la partie pour le tout.
"Ah tu es Française ?" Soleil dans son regard qui s'anime encore plus, il m'explique en français qu'il a vécu à Lille - il est "passé par Lille" quelques mois. Il habite maintenant Scotch Plains à quelques miles de Berkeley Heights, son patron le prend en voiture tous les matins pour aller travailler et le dépose chez lui le soir. Entre les deux, il tue le temps pour quelques dollars dans cette station peu animée de mon quartier résidentiel. Vide existentiel, ennui bouleversant, je ne tiendrais pas cinq minutes à sa place.

Il me drague, veut m'épouser presque, pose des jalons pour une autre rencontre, moins formelle.
"Tu reviens demain". En riant je lui dis que non, l'essence est trop chère de toute façon, il ne s'avère pas vaincu pour autant, "Lundi alors. Je t'attends". Il est sûr et affirmatif.
J'apprends le soir même qu'il a entrepris une de mes amies aussi.
En lui téléphonant ce jour-là, je lui raconte "le Turc de la station essence". "Ah oui le Turc!", notre nouvelle célébrité, notre héros local, un personnage assurément. Elle aussi s'est faite alpaguer. Comme elle est mariée il lui demande de faire l'entremetteuse, de lui présenter des amies...
Il est en manque de femme, de compagnie et plus si affinités, seul au milieu de ce nulle part américain clinquant néons clignotants "Open", seul.

Pour une poignée de dollars, quelle est la misère, la nécessité qui a forgé son destin, bousculé son quotidien, forcé sa venue, impliqué son atterrissage ici entre tous les endroits de la terre ? Pourquoi ici ? Comment ici ? D'où vient-il ? A-t-il laisse famille, femme et enfants là-bas ? Pourquoi l'Amérique? Pourquoi ?
Comment ? Pourquoi, comment ? Comment, pourquoi ? Boucle de questions qui me nouent la gorge.

Je pourrais écrire un roman noir, peut-être.
Un roman rose, assurément pas.
Un blues... la réalité brute dure, riante de pleurs éclatante de douces joies.
Quelle est la couleur de sa vie, la trame de son être?

Qu'adviendra-il de lui ?
Où ira-t-il, ensuite ?
Istanbul - Lille - Berkeley Heights NJ , et après ? Et avant ?

Calling you, I am calling you.
Je t'appelle du New Jersey café...






Au début des beaux jours

suis-je
au début des beaux jours

Eté
chaleur intense
venue et qui s'en va
sans se retourner
un début de beaux jours
dans un avis de tempête

suis-je
au début des beaux jours

ou au pourrissement des blés
le refroidissement de la terre
sur laquelle je m'ancre
à toutes forces pour éviter un
dérapage instantané

suis-je
au début des beaux jours

Eté
chaleur timide
venue et qui s'enfuit
sans se retrouver
un début de beaux jours
dans un simili de fête

suis-je revenue
au début des beaux jours ?




The beginning of beautiful days

am I
at the beginning of beautiful days

summer
heat intense
coming, going
not to turn back
a beginning of beautiful days
amid hurricane warnings

am I
at the beginning of beautiful days

or have I arrived
at the spoiling of grain
the refreezing of ground
on which I anchor
with all my strength to prevent
quick sliding away

am I
at the beginning of beautiful days

summer
heat timid
coming and escaping
never to be regained
a beginning of beautiful days
amid sham celebrations

have I found again
the beginning of beautiful days




L'été me glisse entre les mains

l'été me glisse entre les mains
l'été s'échappe

à petits pas
grandes foulées sans en avoir l'air

temps inutilisé
fuyant sable futile entre mes doigts

l'été m'échappe

sans ses grands pastis
sirotés au soleil éblouissant de la terrasse

ses longues discussions jusqu'au coeur de la nuit
ses belles tablées

petits repas entre amis
longues rasades de son rosé réglissé

l'été m'échappe

avant de décliner
se dégrader se désagréger

tel un rêve
au petit matin pâle de l'hiver

l'été s'échappe




Summer slides through my hands

Summer slides through my hands
summer escapes

on small steps
on great shadowy strides

time unexploited
fickle sand eluding my fingers

summer escapes me

without its tall pastis
sipped in the dazzling sun of the terrace

long discussions into the heart of night
beautiful tables

simple meals among friends
long swallows of licorice-perfumed wine

summer escapes me

before its decline
its deterioration, disintegration

such a dream
on some pale winter morning

summer escapes




Par essence bruyants

Il y a des gens par essence
bruyants tel mon voisin
avec ses camions diesel
pousifs au démarrage
qu'il laisse tourner inlassablement
tous les matins à cinq heures et demie
pendant
une bonne demi-heure.
Avec son jardinage
tondeuse souffleuse de feuilles
tôt le matin à sept heures,
ses conversations téléphoniques
sur son portable
dehors à voix sonore
à sept heures et demie
toujours le matin.
Puis sa dernière acquisition
une batterie plantée dans son
jardin sous mes fenêtres
pour meubler de
sons le reste de la journée
auparavant un peu plus silencieuse
que le petit matin.

Les roulements amateurs -
de simples bruits creux sans
résonance véritable - personne
ne semble lui avoir dit que pour
atteindre une quelconque vibration
il faut frapper brièvement et ne pas laisser
la baguette rester appesantie sur la
membrane.

Puis le tching aigu de la cymbale
en absolu contretemps de tout
cet ensemble de sons sans rythme
ni raison.

Il y a des gens par essence
bruyants.



Michèle LaRoche




Noisy By Nature

Some people are born
loud, like my neighbor
with his diesel truck
engines grinding tirelessly
at five-thirty every morning
for a good half hour,

with his mowers
and leaf blowers by seven
and his sonorous cell phone conversations
by seven-thirty in the great outdoors.

Then his latest acquisition,
a set of drums planted
in the yard beneath my window,
fills the remains of the day clamor,
wrecking the small silence
that falls in the wake
of his dawn demolition.

Amateur parade rolls,
crude hollow noises,
a flat lack of resonance—
it seems nobody ever told him
that to attain a little vibration,
a bit of bounce
is necessary, the stick
must not be jammed insistently
against the membrane.

The sharp tsching of the cymbal
comes absolutely out of sync with everything,
ensemble of clatter without
rhythm
nor reason.

Some people are born
loud.





      translated by Ron Gaskill

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